L'équipe du Nouveau Rendez-vous de Laurent Goumarre sur France Inter a
souhaité nous poser quelques questions à propos de polar rural. L'occasion de revenir sur ce genre méconnu de la littérature populaire.
Malgré l'inclination structurelle du polar vers la ville, il
survit dans le genre une branche ancienne et noueuse, au cœur toujours
vert et résistant à la modernité. Un polar sauvage et primitif : le backwoods noir.
L'étymologie du terme polar (1) nous le rappelle : l'espace
urbain et ses enjeux sociaux sont des ingrédients majeurs du genre.
C'est en se basant, notamment, sur une lecture politique du Moisson Rouge
de Dashiell Hammett, avec sa ville de Butte en proie à une municipalité
corrompue et aux briseurs de grève, que Jean-Patrick Manchette théorisa
en son temps l'émergence du polar comme une réponse à la
contre-révolution des années trente. Mais Manchette a confondu
littérature sociale et littérature politique, tout en se convaincant que
social rimait forcément avec marxisme.
Frappé du sceau de la modernité, le polar américain naissant hérita plutôt de trois génomes : la crise économique de 1929, la fin de la ruralité en tant que mode de vie le plus répandu (le recensement de 1920 montre que la population urbaine est majoritaire pour la première fois de l'histoire des Etats-Unis) et la prohibition, en vigueur de 1919 à 1933. La crise fournit chômage et misère, l'exode rural entraîne l'accroissement rapide des quartiers populaires urbains, la prohibition diffuse la culture du gangster et du trafic. Ce triple choc social entraîne les premières effusions littéraires du hardboiled (2), tandis qu'une réminiscence antérieure alimente le polar des backwoods.
Quand la France se met, vingt ans plus tard, au « roman noir américain », sous l'impulsion de Marcel Duhamel chez Gallimard, ce n'est pas seulement en raison du Plan Marshall, mais aussi parce que notre pays son dernier grand exode rural de 1945 à 1970. Celui-ci provoqua l'essor brusque des « quartiers » et des villes nouvelles. Leurs tares générèrent un sous-genre de polar local – le néo-polar – tandis que quelques fantômes des sous-bois traduisent la survivance du mythe sauvage et l'évolution du regard porté sur la ruralité.
Frappé du sceau de la modernité, le polar américain naissant hérita plutôt de trois génomes : la crise économique de 1929, la fin de la ruralité en tant que mode de vie le plus répandu (le recensement de 1920 montre que la population urbaine est majoritaire pour la première fois de l'histoire des Etats-Unis) et la prohibition, en vigueur de 1919 à 1933. La crise fournit chômage et misère, l'exode rural entraîne l'accroissement rapide des quartiers populaires urbains, la prohibition diffuse la culture du gangster et du trafic. Ce triple choc social entraîne les premières effusions littéraires du hardboiled (2), tandis qu'une réminiscence antérieure alimente le polar des backwoods.
Quand la France se met, vingt ans plus tard, au « roman noir américain », sous l'impulsion de Marcel Duhamel chez Gallimard, ce n'est pas seulement en raison du Plan Marshall, mais aussi parce que notre pays son dernier grand exode rural de 1945 à 1970. Celui-ci provoqua l'essor brusque des « quartiers » et des villes nouvelles. Leurs tares générèrent un sous-genre de polar local – le néo-polar – tandis que quelques fantômes des sous-bois traduisent la survivance du mythe sauvage et l'évolution du regard porté sur la ruralité.
Backwoods noir, késako ?
Le terme backwoods connaît deux acceptions : des espaces
boisés et faiblement peuplés, ou des endroits reculés et isolés d'une
façon plus générale. « Rural » est trop vague, « campagnard » ou
« champêtre » sont trompeurs. Les backwoods sont boisés et
accidentés, avec une forte présence minérale et animale. On pense aux
massifs des Ardennes, de la Creuse ou de la Margeride plutôt qu'à la
campagne berrichonne ou au bocage normand. La notion de cloisonnement
est essentielle. D'emblée sont exclus des auteurs comme Tony Hillerman
ou Craig Johnson, pourtant célébrés ici et là pour souligner un « retour
au vert » du polar américains par des commentateurs trop pressés d'y
lire une vision idéologique de la nature, sur base de valorisation des
« minorités », ou d'espaces sauvages envisagés sous l'angle ludique et
marchand du « tourisme vert ». Des commentateurs étrangement muets quand
il s'agit d'analyser les racines coloniales, les notions d'espace
vital, de "destinée manifeste", qui nourrissent par ailleurs les auteurs
des grands espaces du Midwest américain.
La récupération est plus ardue avec les rednecks (3) des collines. Leur réflexion sur les minorités se borne aux autocollants confédérés sur leur 4 x 4, ou au changement de chaîne quand une comédie TV comporte trop de comédiens noirs à l'écran. En ce qui concerne la nature, ils ont tous connu un cousin tué au fond d'un ravin, noyé dans un torrent ou mordu par un copperhead (4) pour l'apprécier autrement qu'un fusil à la main, ou au volant de leur camion en brûlant de l'essence pour le plaisir tout en jetant des canettes de bières vides par la fenêtre. Au final, trois notions sont essentielles pour définir ce type de polar : le monde forestier (faune, chasseurs et exploitants), la petite ville et sa mythologie (repli, commérages, vendetta, sexualité exacerbée, continuité historique) et la rudesse de la vie au quotidien (pauvreté et éducation fruste, climats et nature hostiles, omniprésence de la mort).
La récupération est plus ardue avec les rednecks (3) des collines. Leur réflexion sur les minorités se borne aux autocollants confédérés sur leur 4 x 4, ou au changement de chaîne quand une comédie TV comporte trop de comédiens noirs à l'écran. En ce qui concerne la nature, ils ont tous connu un cousin tué au fond d'un ravin, noyé dans un torrent ou mordu par un copperhead (4) pour l'apprécier autrement qu'un fusil à la main, ou au volant de leur camion en brûlant de l'essence pour le plaisir tout en jetant des canettes de bières vides par la fenêtre. Au final, trois notions sont essentielles pour définir ce type de polar : le monde forestier (faune, chasseurs et exploitants), la petite ville et sa mythologie (repli, commérages, vendetta, sexualité exacerbée, continuité historique) et la rudesse de la vie au quotidien (pauvreté et éducation fruste, climats et nature hostiles, omniprésence de la mort).
Genèse du genre
Les racines du genre puisent au plus profond des cultures
populaires : les colons américains furent d'abord des trappeurs et des
bûcherons, tandis que la forêt joue un rôle central dans l'Europe
médiévale (bois de chauffage, de cuisine et de forge, terrain de chasse,
refuge en cas d'attaque, source de subsistance en cas de récoltes
détruites). Dans les colonies américaines, s'enfoncer dans les bois,
c'est quitter l'aire civilisationnelle de la communauté chrétienne. Des
coureurs des bois « dégénèrent » : ils épousent femmes, langues et
coutumes indiennes et s'initient au paganisme chamanique. En Europe, la
forêt servait de refuge aux lépreux et aux proscrits, mais aussi aux
meneurs de loups et aux sorcières. Touffue, secrète et animale, la forêt
est l'ennemie du christianisme, spiritualité du désert, de l'absolu et
de la mise à nu face à Dieu. Les habitants des bois, structurellement
animistes, sont des apostats en puissance. Les moines vont donc
s'employer à déboiser l'Europe de façon intensive, jusqu'à entrer en
conflit avec les seigneurs. Cette crainte de la « dégénérescence » va
perdurer jusqu'à nos jours et marquer le genre au fer rouge : pour
certains auteurs, il est inconcevable d'écrire un rural sans attardés
racistes couchant avec leur soeur nymphomane. Luttant contre cette
vision bigote du polar rural, des auteurs natifs des backwoods,
comme les américains Daniel Woodrell (Missouri) et Chris Offut
(Kentucky) ou le français Pierre Pelot (Vosges) continuent pourtant de
perpétuer la tradition magique de l'antique forêt à travers leurs
récits.
La forme littéraire moderne s'incarne chez Erskine Caldwell, avec Le Bâtard (1929), et William Faulkner, signant Sanctuaire
en 1931. Le premier n'a pas de dimension policière mais impose la
vision très noire d'une ruralité en proie à la misère et aux passions
flirtant avec la sauvagerie. Faulkner établit de son côté la « bible »
du polar des backwoods : fermes isolées, trafic d'alcool,
brutes illettrées, relations sexuelles perverties. L'enquête reste
relative, et il n'est pas anodin de constater que les deux récits se
terminent en ville, les deux écrivains sentant que la tragédie humaine
se déroulera désormais loin de la campagne. Ces deux œuvres forment une
passerelle entre deux visions de l'exode rural : le polar urbain, qui
s'intéresse au point de chute, au devenir, et le polar rural, centré sur
le point de départ, la rémanence du passé, sur ceux que la grande
marche en avant de l'Histoire a laissé dans leur « trou ».
Le polar des coins reculés est-il pour autant américain ? Quand Marcel Aymé publie en 1929 La Table aux crevés, une vendetta rurale sur fond de commérages et de rivalités entre campagnards de la plaine marqués par le schisme de 1905 et habitants des bois qui n'hésitent pas à trafiquer et à faire le coup de feu, il signe un backwoods noir, même si le terme n'existe pas encore dans le lexique critique (son auteur évoque alors un « roman de campagne »). Les auteurs américains ont surtout bénéficié d'une reconnaissance et d'une critique analytique plus précoce du roman noir, un genre accepté outre-atlantique plus rapidement dans la famille de la littérature qu'en France, où il faudra attendre les années soixante-dix et une jeune génération d'intellectuels et d'écrivains marxistes nourris aux vielles Série Noire pour qu'on reconnaisse sa dimension sociale, au-delà du simple divertissement populaire.
Le polar des coins reculés est-il pour autant américain ? Quand Marcel Aymé publie en 1929 La Table aux crevés, une vendetta rurale sur fond de commérages et de rivalités entre campagnards de la plaine marqués par le schisme de 1905 et habitants des bois qui n'hésitent pas à trafiquer et à faire le coup de feu, il signe un backwoods noir, même si le terme n'existe pas encore dans le lexique critique (son auteur évoque alors un « roman de campagne »). Les auteurs américains ont surtout bénéficié d'une reconnaissance et d'une critique analytique plus précoce du roman noir, un genre accepté outre-atlantique plus rapidement dans la famille de la littérature qu'en France, où il faudra attendre les années soixante-dix et une jeune génération d'intellectuels et d'écrivains marxistes nourris aux vielles Série Noire pour qu'on reconnaisse sa dimension sociale, au-delà du simple divertissement populaire.
Grandeur et décadence
Dans l'ombre de son jumeau des villes, le polar des sous-bois est
discret, mais vivace. Il connut une première apogée dans les années
cinquante. James M. Cain signe en 1947 Dans la peau (aussi publié en France sous son titre original Butterfly),
où un père et sa fille éprouvent une attirance coupable dans une
ancienne ville minière de Virginie Occidentale, sur fond de trafic
d'alcool et de rivalités claniques. Le sujet est risqué pour l'époque,
d'autant que les deux protagonistes consomment leur union
blasphématoire, et Cain doit composer avec son intrigue pour éviter une
censure probable. Suivront les trois premiers romans de Charles
Williams, publiés aux Etats-Unis en 1951 : La Fille des collines, Bye-bye Bayou et L'Ange du foyer.
Proche de l'épure, le premier roman est magistral et frappe par son
humanité profonde, sa poésie, la simplicité des enjeux qui s'y trament
entre deux frères et une fille de rien. La Fille des collines
se vendit à plus d'un million d'exemplaires, et les succédanés de
Williams furent innombrables. Il reste l'un des auteurs incontournables
du genre, même s'il n'est plus publié outre-atlantique et qu'il aura
fallu attendre 1986 pour lire son premier roman en français, à
l'occasion du lancement de la collection de romans noirs chez Rivages
(n°2).
L'aube des années soixante marque un tournant : avec la conquête
spatiale et le mobilier plastique orange, le fossé avec la ruralité
devient abyssal. L'égalitarisme post-moderne prend le relais du
missionnarisme chrétien : on n'accuse plus les ruraux d'être « païens »,
mais « réactionnaires » (incultes, racistes, homophobes, machistes),
ces deux conceptions du païen et du réactionnaire étant considéré dans
leurs sociétés respectives comme permanences infâmes d'un passé qu'il
faut éradiquer à tout prix. La campagne est d'abord sujette à la
moquerie : Williams le premier s'auto-parodie avec Fantasia chez les ploucs en 1956 et Aux urnes, les ploucs en 1959. En France Jean Amila publie en 1962 Jusqu'à plus soif, bouture normande et studieuse de backwoods noir
avec bouilleurs de cru, poursuites dans les chemins de terre et
fusillade en pleine forêt d'Ecouves, un massif forestier accidenté entre
Carrouges et Sées, dans le département de l'Orne. Malheureusement, le
ton ironique et la figure de l'institutrice apportant la lumière aux
« arriérés » imprégnées de calva du gras bocage normand réduisent le
roman à un missel de catéchisme progressiste. En 1964, Jim Thompson
pousse la satire jusqu'à la bouffonnerie avec 1275 Ames (5), éruption grotesque et dispensable dont la notoriété en France n'a aucune raison littéraire. Dans Délivrance
de James Dickey (1970), des quadragénaires citadins aisés et
précurseurs du tourisme « à fond la forme » partent faire du canoë dans
les Appalaches. Ils sont alors victimes d'autochtones dégénérés (tiens
donc) tandis que la Nature sauvage révèle le pire chez chacun des
protagonistes, comme si elle les contaminait. Le livre sera adapté au
cinéma par John Boorman et d'aucuns y verront une métaphore de la guerre
du Vietnam, autre représentation graphique de la menace sylvestre, de
l'ennemi primitif et impitoyable hantant la forêt luxuriante.
Bretteur de toujours, ADG tenta bien de nager à contre-courant et de sauver l'honneur et le bon sens paysan avec La Nuit des grands chiens malades (1972) et Berry Story (1973). toutefois, sa gouaille naturelle, son humour élégant et son coin de Berry pittoresque situé entre Issoudun et Bourges en Champagne berrichonne l'éloignent de l'essence sauvage du genre et de ses sous-bois obscurs. Quand sort en 1981 le film La Soupe aux choux, les plus avisés décryptent, par-delà la farce franchouillarde, l'acte de décès de la France paysanne séculaire, signé de la la main hystérique de « l'expansion économique » (sic) et de l'essor des zones pavillonnaires.
Bretteur de toujours, ADG tenta bien de nager à contre-courant et de sauver l'honneur et le bon sens paysan avec La Nuit des grands chiens malades (1972) et Berry Story (1973). toutefois, sa gouaille naturelle, son humour élégant et son coin de Berry pittoresque situé entre Issoudun et Bourges en Champagne berrichonne l'éloignent de l'essence sauvage du genre et de ses sous-bois obscurs. Quand sort en 1981 le film La Soupe aux choux, les plus avisés décryptent, par-delà la farce franchouillarde, l'acte de décès de la France paysanne séculaire, signé de la la main hystérique de « l'expansion économique » (sic) et de l'essor des zones pavillonnaires.
Vers un renouveau
Si
la France découvre le TGV, le minitel et les « années fric » d'un
socialisme bradé au libéralisme hédoniste, Pierre Pelot fait de la
résistance avec La Forêt muette. Son lecteur est happé en
pleine forêt des Vosges, au « Cul de la mort », d'où il ne ressortira
pas indemne. Pelot touche du doigt la vérité de la violence humaine par
le biais d'un récit implacable et d'une scène centrale dont on se
souvient encore plusieurs années après. Publié en 1982 dans la
collection Sanguine chez Albin Michel, La Forêt muette
transcende son genre d'origine et son ressort de narration se retrouvera
à la fin des années quatre-vingt-dix dans des films hollywoodiens comme Peur primale ou Fight Club,
sur lesquels le français avait quinze ans d'avance. Auteur prolifique
jamais très éloigné des sous-bois, le Vosgien récidive en 1988 et signe
d'une plume superbe Si loin de Caïn, inéluctable descente aux enfers peuplée de personnages indigents, primitifs et coupés du monde tout droit sortis de La Route du tabac
d'Erskine Caldwell. Là où la froide distance prise par Caldwell faces
aux errances du lumpenprolétariat sudiste de la Grande Dépression avait
permis à beaucoup de se dédouaner en prenant le prétexte d'une satire
supposée, Pelot connecte son lecteur avec les esprits rudimentaires et
hargneux de son clan sauvage reclus en pleine forêt et nous plonge vers
la surface noire des eaux glacées de notre animalité primitive, trouvant
ce plus petit dénominateur commun qui permet une empathie
inenvisageable au premier abord. Ces deux romans l'imposent comme maître
des backwoods à la française, et - très logiquement- il sera fait plusieurs fois référence à Faulkner ou Caldwell lors de leurs sorties.
Les années quatre-vingt-dix vont donner lieu à une résurgence. Chris Offut compile en 1992 Kentucky Straight,
un recueil de nouvelles teinté de fantastique et hanté par les mythes
de la forêt. Sa communauté humaine disséminée dans les bois d'une
localité fictive est tiraillée entre tragédie et faux espoirs sur fond
de survivance folklorique, tandis qu'Offutt nous envoûte par l'humanité
profonde de ses récits oniriques. Après trois premiers romans localisés
dans le bayou de Louisiane, Daniel Woodrell écrit en 1996 un nouveau
classique du genre : Faites-nous la bise, une fiction joyeusement enlevée située dans les monts Ozarks (Missouri) où il a grandi, et qu'il sous-titre lui-même « a country noir ». Matthew F. Jones publie la même année Une Semaine en enfer
(il faudra attendre jusqu'en en 2013 pour le découvrir en traduction à
la suite de son adaptation cinématographique), d'un style remarquable au
service d'une narration très sombre et tendue à l'extrême. Ces deux
romans donnent un coup de fouet au genre, qui n'est pas en reste en
France puisque Jean-Paul Demure reprend le flambeau de Pelot en 1998
avec un polar étouffant en pleine montagne ardéchoise intitulé Fin de chasse. Ici, les secrets sont lourds et les haines tenaces. La haine comme carburant aussi chez Elsa Marpeau avec Recherche au sang
(2003). Ce premier roman documenté dissèque le milieu des chasseurs du
Sud-Gâtinais et la solitude rurale. La sauvagerie propre au genre couve
au sein des fermes isolées sous des apparences paisibles pour se
réveiller de façon irrémédiable.
En Amérique du nord, de nouveaux auteurs s'emparent à leur tout du
genre. La canadienne Lauren B. Davies confronte lyrisme des paysages et
sordide des destinées dans Our daily Bread (2011). Son récit
est inspiré d'un fait divers divers du début des années quatre-vingt en
Nouvelle-Ecosse, mêlant ravages de la méthamphétamine (6) et viol
collectif sur les enfants du clan. Avec Retour à Jéricho, Ace
Atkins inaugure la même année une série à personnage récurrent calibrée
pour le grand public américain. Une plume efficace y mêle personnage de
dur à cuir de retour d'Afghanistan et ingrédients des backwoods,
sur fond de manichéisme patriotique assez prude. La série est en cours
de traduction aux éditions du Masque. Daniel Woodrell, devenu célèbre
grâce aux adaptations cinématographiques de ses romans Chevauchée avec le diable et Un hiver de glace, publie Manuel du hors-la-loi
en 2011, série brillante de nouvelles des monts Ozarks puisant à la
même source onirique et tragique qu'Offutt. Le primo-romancier Frank
Bill publie le plus virulent polar des backwoods des dernières années avec Chiennes de vies
(2013, Série Noire). Adoptant lui aussi le format des nouvelles,
décidément en vogue dans les sous-bois, ses récits violents et syncopés
marqués par le nihilisme et l'auto-destruction évoquent dans un style
haché des trajectoires personnelles saccagées par la mondialisation et
campent des survivants hagards s'entre-déchirant dans les collines.
Le polar des backwoods a pris sa revanche sur les années
soixante et soixante-dix. Les promesses futuristes d'alors – villes
hygiénistes, intérieurs cosys et robotisés pour une humanité unifiée –
se sont envolées dans les fumées âcres des ruines de la mondialisation.
Les collines américaines pullulent désormais de chômeurs, de vétérans
revenus fous des guerres libérales, d'accros à la méthamphétamine dont
les laboratoires clandestins ont remplacé les alambics d'antan. En
France, les classes moyennes fuient le naufrage des banlieues
fonctionnalistes pour se réfugier dans les villages périphériques,
tandis que la désertification s'accentue dans les zones moins
accessibles face à la flambée des prix des carburants et la raréfaction
de l'emploi. Autant de changements sociaux profonds qui continuent de
nourrir un genre essentiel par ce qu'il nous dit sur les flux entres
villes et campagnes, sur les fantasmes et les projections qu'ils
suscitent. Si le polar urbain est le révélateur des pathologies de notre
être social, de nos relations aux autres et à notre environnement
fabriqué, le polar des backwoods constitue de son côté le plus
fidèle miroir de l'être sauvage connecté à la Nature brute. Inscrite
dans notre cerveau reptilien, cette part immémoriale et inquiétante – au
moins pour le citadin – craquelle le vernis de la civilisation pour
revenir au premier plan, comme chaque fois que notre monde et ses
représentations connaissent de profondes mutations.
P.G.
(1) Les termes grecs politeia et romain politia faisaient référence au gouvernement de la Cité.
(2) Litt. « dur à cuire ». Fiction policière incluant des gangsters, du sexe et de la violence, rompant avec l'héritage bourgeois des romans à énigme où le coupable est confondu dans les dernières pages entre gens de bonne compagnie.
(3) Litt. « cous rouges ». Equivalent américain de notre « bronzage agricole ».
(4) Mocassin à tête cuivré. Ce serpent venimeux mesurant de 60 cm à 1 m est très répandu en Amérique du nord.
(5) Adapté en France au cinéma par Bertrand Tavernier sous le titre « Coup de torchon » et relocalisé en Afrique coloniale.
(6) Drogue de synthèse stimulante et hautement addictive, fabriquée avec des solvants ménagers et des médicaments en vente libre. En 2014, plus de 9000 laboratoires clandestins ont été saisis aux USA, dont plus d'un millier dans le seul état du Missouri .
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